vendredi 17 septembre 2010

Le prisonnier de la lemniscate

Ce qui suit est une expérimentation intéressante pour moi, car j'ai essayé d'écrire un texte très personnel à la première personne, toutefois en n'étant pas moi-même. Voici un personnage qui a vécu une vie très différente de moi, avec infiniment plus d'expériences, et qui prend une décision probablement opposée à tout ce que je pourrais faire. J'avais pour but supplémentaire de rendre cette décision compréhensible ou du moins respectable pour quelqu'un qui ne la prendrait pas (comme moi, du moins à ce que je présume, n'ayant pas vécu ce que le personnage a vécu).

Pourquoi? J'imagine que c'est la première question qui viendra à ton esprit. Après tout, la vie éternelle est ce pour quoi l'homme a travaillé pendant si longtemps, ce qu'il a toujours désiré. Personne de censé n'oserait rejeter cette bénédiction une fois rendue possible, mais pourtant voilà que tu me trouves ainsi.

Premièrement, je veux que tu saches que tu n'y es pour rien, j'ai pris la décision seul et j'y ai longtemps pensé, ce qui fait peut-être de moi un égoïste, ne t'ayant pas partagé mes idées. Aussi c'est la raison pour laquelle écrire cette lettre m'est si étrange, sachant que ce doit être à la fois une preuve de l'amour que j'ai éprouvé pour toi, mais aussi l'ultime acte de cruauté envers ta personne.

Tu sais que j'ai toujours été plus un homme de raison qu'un homme d'émotions, mais cela ne veut pas dire que je n'en avais pas. Alors laisse-moi tout de suite te donner des explications dans l'espoir qu'un acte réfléchi soit plus facile à respecter, car c'est la seule chose que je te demande, en mémoire de nos 107 années ensemble.

J'ai vécu 77 merveilles années avec toi qui rendent bien misérables les 20 premières années de ma vie, comme j'étais innocent. C'est à l'âge de 25 ans que j'ai connu ma première femme, Amanda. Je ne t'ai jamais donné trop de détails sur cette vie antérieure, car après tant de temps, c'est ce que cette vie était devenue, une vie passé.

À l'époque, la médecine progressait à un rythme fou et l'on nous promettait une cure imminente à la sénescence cellulaire. D'autre part, les maladies arrachant autrefois le plus de vies devenaient choses du passé.

Avec Amanda, j'eu une fille, puis un fils et elle donna finalement naissance à mon autre fils, malheureusement mort né. De voir quelqu'un mourir m'avait toujours énormément attristé et ce jour-là j'ai réalisé pourquoi. La mort, de par sa nature étant quelque chose que l'on ne peut expérimenter dans son vivant, m'avait toujours fait extrêmement peur.

Tu ne l'as peut-être jamais réalisé autant que moi, car tu es né au moins 20 bonnes années après que l'on ait trouvé le secret de l'immortalité, mais c'est dans la nature même de l'homme que d'avoir peur de la mort. Il n'aurait pas cherché un remède à sa propre défaillance s'il ne la considérait pas comme indésirable, certes, mais aussi à l'époque les gens étaient encore relativement religieux, même s'ils vivaient dans une ère de technologie superbe faisant elle-même des miracles plus grands que leurs dieux.

Tu le sais, à part un court moment de crédulité infantile dont je t'ai parlé, j'ai toujours perçu le mythe derrière ces légendes incroyables auxquelles un groupe de gens en marge de la société se rattachent encore aujourd'hui. Les gens non-croyants de ma jeunesse se contentaient normalement de dire que leurs œuvres définiraient leur immortalité, leur mémoire qu'ils laisseraient derrière eux pour les générations à venir. Moi, j'étais plus du genre à un acteur de mon époque qui disait qu'il ne voulait pas atteindre l'immortalité grâce à son œuvre, mais en ne mourant point. Il n'a malheureusement jamais atteint ce but.

10 ans après que j'aie connu ma femme, elle fut diagnostiquée avec la chorée de Huntington, une maladie des plus terribles qui n'était pas connue de tous et qui n'était évidemment pas encore traitable. En fait, cela faisait plusieurs années qu'elle montrait des symptômes, mais on n'y portait pas attention, car il est très difficile au début de les distinguer d'un simple manque d'attention ou de la maladresse en général. Plus tard, je crois que l'on niait tout simplement les symptômes de plus en plus évidents.

Elle mourrait 2 ans plus tard. L'année suivante, on découvrait plusieurs cure génétiques, dont l'une qui l'aurait probablement guérie ou qui lui aurait fait vivre une vie presqu'aussi longue que sans la maladie. D'ailleurs, la même année on découvrait cette cure à la sénescence. Mon fils a été traité presqu'immédiatement pour la maladie que sa mère lui avait transmise, avant même qu'il ne démontre le moindre symptôme à mes yeux. Ma fille n'avait pas la maladie.

Je m'étais fait traité contre la sénescence, le traitement n'allait être administré à mes enfants qu'une fois qu'ils auraient atteint l'âge de majorité, mais c'était fait. Nous avions combattu avions maintenant la promesse de ne plus jamais être séparé par la mort.

Ma fille fut violée par un membre d'un gang de rue lorsqu'elle était âgée de 17 ans. Son frère, un soir, pour la venger, décida d'aller tuer l'agresseur, mais le gang de rue s'est occupé de lui. Sa sœur, ma fille, succomba à la dépression et se suicida peu de temps après. Jamais je ne me suis senti plus impuissant en ce monde qu'à cet instant. Je venais de tout gagner et pourtant j'avais tout perdu.

J'ai mis plusieurs années à m'en remettre, en fait je ne m'en suis jamais remis, mais lorsque je t'ai finalement rencontré, j'ai pu mettre cette terrible mémoire en moindre priorité, savourant les moments présents. Pour cela je te suis très reconnaissant.

Mais je te vois te demander encore cette question: alors pourquoi en finir maintenant?

La vie est une bien belle chose, mais elle vient avec un fardeau. Ce n'est pas tout le monde qui subit les mêmes malheurs, alors parler du fardeau d'une vie est bien insignifiant pour les plus chanceux. Je ne me considère pas particulièrement malchanceux considérant le bonheur de la majorité de ma vie, comparé à ces moments intenses de misère pendant quelques années. Mais seulement, le fardeau d'une vie n'est fait que pour être supporté durant une vie. L'immortalité veut aussi dire qu'il n'y a pas de fin à ce tourment.

Ne te sens pas coupable de ne pas avoir pu détecter cela chez moi, tu es né dans un autre monde, l'un où la promesse d'une mort certaine n'existait plus. Moi je suis né dans un monde où la promesse d'une vie éternelle n'existait pas encore.

Je ne regrette pas ce que j'ai vécu, car cela a forgé celui que je suis devenu. C'est ainsi que se termine l'histoire de ma vie. Je suis heureux de ce qu'elle a signifié pour moi et je l'espère pour de nombreuses personnes ainsi que toi en particulier, mon amour.

J'avais peur de la mort, car je n'avais pas la liberté sur elle. Le choix de son instant.

Signé David, né esclave, mort libre

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